Ce récit retrace une partie de ma vie, qui a été un temps d’épreuve, et au cours de laquelle le Seigneur est entré dans mon cœur. Les difficultés que j’ai rencontrées m’ont permis d’éprouver la réalité de Sa Présence, de Sa Bonté, de Son Amour. Mon mari était atteint de la maladie d’Alzheimer. Les personnes qui souffrent de cette pathologie perdent leur identité, et au fil du temps toutes leurs facultés. C’est une maladie qui
touche toute la famille, et particulièrement le conjoint ou les enfants quand la personne malade est l’un des deux parents. Pendant longtemps je n’ai pas su de quoi il souffrait. C’était une époque où l’on ne parlait pas de l’Alzheimer. J’ai fait comme j’ai pu et comme j’ai su. C’est très difficile pour les proches d’accepter la maladie et d’y faire face. C’est une vie qui explose, tous nos projets sont anéantis, et on avance avec la personne malade dans l’inconnu. Tony et moi, nous nous sommes mariés en 1966, de notre union sont nés trois enfants, une fille et deux garçons. Nous avons vécu un grand amour, Tony avait quarante-cinq ans lors de notre mariage et moi vingt ans. Ces vingt-cinq ans d’écart n’étaient évidents que pour notre entourage. Nous, nous étions <Des gens qui s’aiment et qui n’ont pas d’âge.> Avec Tony nous partagions les mêmes goûts, les mêmes idées, le même désir de famille. Ainsi l’arrivée de nos enfants fut pour nous un grand bonheur : même si notre premier né était atteint de trisomie 21. Marie-Chantal était la bienvenue. Nous l’avons acceptée et accueillie avec tout notre cœur. Nous étions conscients qu’il nous faudrait l’aider à s’épanouir, avec tout ce que cela comporte d’attention. La naissance de nos deux fils Jean-Robert et Yves a comblé nos vœux. Notre vie était faite d’amour, de joies simples. Nous ne roulions pas sur l’or, mais nous étions heureux avec ce que nous avions. Les quinze premières années de notre mariage furent un temps de bonheur partagé avec nos enfants. Tony était un bon père, sévère mais juste, il aimait sa famille, et nous l’aimions aussi.
Notre vie baignait dans une douce chaleur. J’ai toujours eu à cœur de donner du bien-être à mes proches. Lorsque les personnes qui m’entourent sont heureuses, cela suffit à mon bonheur.
Sa mémoire immédiate ne fonctionnait plus.
Dans les années 80 le comportement de Tony a commencé à changer. Les premières ombres de la maladie nous ont surpris. Nous ne comprenions pas pourquoi de temps en temps il avait des attitudes et des réactions qui ne lui ressemblaient pas. Le quotidien était entrecoupé de bons moments où tout allait bien, et subitement Tony se déconnectait de la réalité puis revenait à la normale. Je disais à l’époque : « C’est son quart d’heure qui revient!... » Cependant ces temps d’absence devenaient de plus en plus fréquents. L’ambiance chaleureuse dans laquelle nous vivions disparaissait peu à peu et faisait place à une vie faite de suspicion. Je ne pouvais plus parler avec les enfants car il se sentait trahi. Il pensait que nous complotions contre lui. Enfin il finit par ne plus reconnaître ses fils et par les prendre pour des rivaux. Je souffrais de la situation dans laquelle nous nous trouvions, du regard qu’il portait sur eux et sur moi-même. C’était injurieux et outrageant. Dans son cœur ses enfants n’étaient plus ses enfants, mais des étrangers qui venaient l’affronter, le défier, et moi je le trahissais. C’est ce qui a été le plus pénible à vivre pendant la maladie.
Jean-Robert connaissait déjà Valérie, son épouse aujourd’hui. Il a trouvé auprès d’elle et de sa famille un soutien et un réconfort. Yves, lui, a vécu cette situation de manière isolée. Cela l’a empêché de se construire et de s’épanouir, il a mis beaucoup de temps à s’affirmer. Marie-Chantal aussi a souffert. Elle a perçu avant nous le changement chez son père et avec le temps elle s’est repliée sur elle-même. Elle parlait de moins en moins et souffrait d’insomnie. Elle a fini par développer une tumeur au pancréas qui l’a emportée!... Nous souffrions chacun de notre côté. Une chape de plomb était tombée sur notre famille. Tony commençait à avoir des oublis. Par exemple : le dimanche, il avait l’habitude de jouer au tiercé. Un soir il regarde les résultats
de la course à la télé, et constate qu’il a perdu.
Le lendemain il me dit :
• Qu’est-ce qui est sorti au tiercé ?
• Mais ! Tu le sais bien, ils ont donné les numéros gagnants et tu as perdu.
• Mais pas du tout !
• Mais si, souviens toi !
• Jamais de la vie je ne connais pas les résultats !...
C’était sa réalité, il ne mémorisait plus. Sa mémoire immédiate ne fonctionnait plus.
C’est à cette période que le Seigneur vint à ma rencontre par l’intermédiaire d’une voisine
chrétienne, qui m’a offert sa Bible. Cette Bible fut ma compagne pendant dix ans. Lorsque je ne savais plus quoi faire devant les difficultés du quotidien, je me réfugiais dans ma chambre. Je l’ouvrais en demandant à Dieu de m’aider, et je trouvais toujours un verset pour m’apaiser. À partir de là, je pouvais réfléchir et trouver une solution. Il y a un verset dans le psaume 84 V-6-7 que j’ai fait mien pour avoir éprouvé ses bienfaits.
< Heureux ceux qui placent en Toi leur appui !
Ils trouvent dans leur cœur des chemins tout tracés.
Lorsqu’ils traversent la vallée de Baca (la vallée des larmes)
Ils la transforment en un lieu plein de sources
Et la pluie la couvre aussi de ses bénédictions >
Ce verset était pour moi une réalité. Le Seigneur était là, Il répondait, Il me guidait. Je cheminais avec Lui main dans la main. Il était mon Refuge, mon Secours. Sans Lui, j’étais seule pour faire face à la maladie, à l’adolescence de mes enfants, à mes parents qui ne comprenaient pas, et qui ne pouvaient m’apporter aucun soutien moral. Un autre verset renforçait mes convictions dans Hébreux 11. V. 1.
< Or la foi est une ferme assurance de ce que l’on espère, une démonstration de ce que
l’on ne voit pas. > En quelques mois, au travers de l’épreuve, ma foi avait grandi. Je m’accrochais au Seigneur comme un naufragé à une bouée dans l’océan.
Notre vie avait complètement changé, la maladie faisait son chemin doucement mais sûrement. Je souffrais de la distance qui s’installait entre nous. Il n’y avait pas de raison pour que les choses changent. Nous avions tout pour être heureux !...
Qu’est-ce qui n’allait pas ? Tony nous maltraitait alors qu’il nous aimait. Il semblait que nous
ne correspondions plus à ses attentes. Et d’ailleurs qu’attendait il ? C’était confus et
incompréhensible, nous étions tous en souffrance. Cela devenait de plus en plus difficile à gérer. Il fallait s’adapter à une situation insolite, protéger les enfants ainsi que moi-même. Par moment je ne savais plus quoi faire ni quoi penser. La Bible était mon Refuge !...
Je ne pouvais imaginer ma vie sans Tony. Dans l’état où il était qu’aurait-il fait tout seul ? Il
avait besoin d’être compris, aimé et nous aussi. À ce moment-là je me réfugiais dans la prière. Le Seigneur m’aidait à comprendre, à me calmer, à accepter des paroles qui nous affectaient profondément. Il m’est arrivé de ressentir un enchevêtrement d’émotions au point de ne plus savoir dans quel état je me trouvais. Je suis d’un naturel calme et patient mais la patience a ses limites. J’ai dû apprendre à aller au-delà. Sans le Seigneur s’eût été impossible. Il m’a façonnée, à cette époque je disais “burinée.” Parce que les coups que je subissais ressemblaient à des coups de marteau.
Cela nous a soulagés, tout s’expliquait.
J’avais pris l’habitude de ne pas contrarier Tony, parce que c’était le seul moyen de le calmer. Tout le monde me le reprochait : « Il dit n’importe quoi, et avec toi il a toujours raison ! » Nous sommes restés tout un temps sans savoir de quoi il souffrait. Jusqu'au moment où un diagnostic a été posé cela nous a soulagés, tout s'expliquait. Même si la maladie l'avait changé, pour nous il restait le père et le mari que nous aimions. Notre souffrance était moins grande et surtout
moins lourde. Nous savions désormais que ses réactions étaient indépendantes de sa volonté. Qu’il ne faisait pas exprès. C'était à nous de nous adapter. Mais pour les enfants qui avaient subi durant leur adolescence des jours et des heures difficiles, il fallait pour leur bien-être que cela cesse. Dès qu’ils ont eu un travail nos fils ont quitté la maison. Ils ont réagi avec l'intelligence du cœur. Ils ont été de bons enfants. Ils n’ont jamais eu un mot plus haut que l’autre vis-à-vis de leur père, ou de moi-même d’ailleurs. Ils ont étudié et appris un métier, ce qui leur a permis de prendre leur indépendance. Ainsi le Seigneur nous a épargnés, nous n'avons pas souffert du chômage.
En 1991 nous avons eu le malheur de perdre Marie-Chantal à la suite d’un examen médical. (...Ce fut la plus grande épreuve de ma vie, d’un jour à l'autre tout a basculé (... Tony a su me dire : « Tu sais Arlette, tiens bon parce que moi je sens que je glisse. » Là Dieu m’a portée (... Il m'a fallu faire le deuil de ma fille et en même temps voir Tony disparaître tous les jours un peu plus
dans les brumes de la maladie. Un jour il me dit :
— Tu sais ce n’est pas possible. Je n’ai pas le droit !...
— Mais tu n’as pas le droit de quoi ?
— Je ne peux pas te demander de sacrifier ta vie pour rester près de moi !...
— Mais qui je suis, moi, pour toi ?
— Ben ! Tu es un copain !...
— Tu sais Tony, je suis une femme, et je suis ta femme !...
— Mais qu’est-ce que tu me racontes ?
Je lui ai montré les photos de notre mariage, et quand il les a vues il a dit :
— Ce n’est pas possible, je crois que je deviens fou !...
Je l’ai alors rassuré, et lui ai dit que je resterai près de lui, qu’il ne fallait pas qu’il s’inquiète. Il
faut savoir que notre mémoire ressemble à une pile de livres, et chacun contient une période de notre vie, tous les événements s’empilent depuis l’enfance. Dans la maladie d’Alzheimer au fur et à mesure de l’avancée de la maladie notre mémoire s’efface et supprime un livre, puis deux, etc... Ce qui fait que la personne malade recule dans sa mémoire, et ne vit pas dans le même espace-temps que nous. Tony avait oublié la naissance de nos enfants, notre mariage, il était à l’époque de son célibat. Les personnes malades ont besoin d’être tout le temps réconfortées,
rassurées, parce qu’elles se perdent dans les méandres de leur passé. C’est une maladie qui
demande pour le proche (l’aidant) beaucoup d’amour, de patience, d’humilité.
Il savait qui j’étais.
Ce fut pour moi difficile de comprendre et d’accepter de ne plus exister dans l’esprit de Tony. La maladie nous avait effacés de sa mémoire. Nous ne faisions plus partie de son présent. Cependant je restais pour lui son point de repère, et la personne la plus importante dans son quotidien. Celle qui le rassurait par son amour, par sa douceur, comme avant...Émotionnellement il savait qui j’étais !...
Il faut oublier la personne que l’on a choisie pour ses qualités, son caractère, et faire un deuil
blanc. Les jours s’étaient suivis et Tony était passé par des temps de lucidité, et des flashs
d’absence de plus en plus longs. Un soir alors que nous regardions une émission à la télé qui
traitait de la maladie d’Alzheimer. Il n’avait pas encore été diagnostiqué. Il a bien écouté et à
la fin il a dit :
— « Et bien ! C’est exactement ce que j’ai, mais je me battrai !... »
Il s’est battu et débattu, et lorsqu’il n’a plus pu le faire, je me suis battue pour lui. Il était devenu
craintif, il se sentait menacé, il était paranoïaque. On voulait lui prendre sa femme, sa maison.
Quand il y avait des travaux dans l’immeuble, pour lui on installait des micros pour l’espionner
(...). Il était halluciné, tout le monde parlait en italien (sa langue maternelle) et des gens sautaient
la barrière du jardin. Il fermait tous les volets et bloquait les fenêtres pour se protéger. Un jour
il me dit :
— « Tu as vu avec quoi on me menace ? »
• Non !
• Ah ! Bien sûr, je comprends, tu es d’accord avec eux !... Je ne te veux plus, je ne te veux
plus !
• Bien, écoute, si tu ne veux plus de moi, je vais retourner chez mes parents.
Ce n’était pas le moment de le contrarier. Il fallait aller dans son sens pour ne pas faire exploser la situation. Nous sommes allés chez mes parents. Jean-Robert nous y a rejoints. Il a réussi à l’apaiser. Après cet épisode, il a fallu l’hospitaliser et calmer ses hallucinations et sa paranoïa, par des traitements très lourds qui l’ont anéanti.
Au cours de ce séjour j’ai vu Tony se dégrader. Il m’a fallu accepter cette déchéance. Nous
n’aurions pas pu continuer sans les soins qu’il recevait. Ils avaient un effet bénéfique et
destructeur à la fois. C’était pour moi une épreuve supplémentaire. Est-ce que j’avais bien fait de le faire hospitaliser ?... Cependant ce passage était inévitable.
Soyez toujours joyeux.
Au bout de trois mois en clinique psychiatrique, il est rentré à la maison. Il était devenu
incontinent et très dépendant. Il me fallait réorganiser notre vie. Au cours de ces dernières
années, avec l’aide de Dieu, j’avais appris la patience et l’humilité, quand à mon amour pour
Tony, j’en avais toujours autant, sinon plus. L’amour excuse bien des choses. Que ce soit pour la maladie d’Alzheimer ou à la naissance de Marie-Chantal, nous n’avons jamais dit : «
Pourquoi, pourquoi nous ? » Nous avons toujours été dans l’acceptation. Cela nous a
certainement facilité la tâche, et nous a permis malgré tout de vivre des jours heureux, qui nous ont aidés à traverser les épreuves.
Il avait fallu souvent s’effacer, penser plus à lui qu’à moi-même. Le bien-être de Tony était
primordial, et participait à mon bonheur. La maison était devenue un hôpital avec le va-et-vient des infirmières, du kiné et de l’aide-ménagère, nous avions perdu notre intimité. Nous avions perdu tant de choses !... Cependant nous étions là et heureux de l’être. Il fallait reconstruire notre vie de famille, qui avait explosé avec la survenue de la maladie. Néanmoins l’amour (notre amour) était intact. Durant toutes ces années nous avions pu aller puiser dans notre bonheur passé pour réchauffer nos cœurs. La présence de Tony à la maison me donnait tous les courages. Il fallait que notre maison retrouve son âme !... Au cours de toute cette épreuve malgré les jours difficiles, le Seigneur m’a permis de garder Sa Paix et la joie qui va avec. « Soyez toujours joyeux » c’est ce qui était écrit sur le poster que l’on voyait en entrant dans la chambre de Tony. On pouvait voir aussi les photos de nos enfants et des petits-enfants qui étaient arrivés entre-temps. Tony était devenu grabataire, la vie s’était organisée autour de lui. Les enfants grands et petits avaient retrouvé le chemin de la maison. Le gros de l’orage était passé.
Son âme était vivante, et il existait.
Nous avions retrouvé notre bonheur certes, mais tout était différent. Chacun avait trouvé sa
place. Les petits-enfants venaient passer le mercredi avec nous. La maison résonnait de leurs
cris et de leurs rires. Lorsqu’en vaquant à mes occupations je passais embrasser Tony, je lui
disais : « On est bien chez nous ? » il fermait les yeux comme pour dire : « Oui, on est bien !...» et son regard se posait sur les photos des petits-enfants.
Depuis plusieurs mois, Tony ne parlait plus. Un matin, je m’approche de son lit, il se réveille
en sursaut et me dit tout-à-trac :
« La petite, la petite je ne sais pas où elle est !... »
Je l’ai rassuré en lui disant de ne pas s’inquiéter, que j’allais m’en occuper. Son silence pouvait
laisser penser qu’il était psychiquement absent. Sa réaction m’a interpellée et je me suis dit : « Il rêve, dans sa tête, il parle, il a des émotions, donc il existe !... » Il faut savoir que la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer perd l’esprit, mais reste entière sur le plan émotionnel. Nous fonctionnons comme un poste émetteur-récepteur. Tony ne pouvait plus émettre mais il pouvait tout ressentir. L’amour, la joie, la paix que nous lui apportions étaient pour lui une nourriture. Son âme était vivante, et il existait !...
Après de longues années de maladie Tony nous a quittés. De son vivant et avant la maladie, il n’avait pas la foi. Alors je ne sais pas s’il est auprès du Seigneur !... Si je n’avais pas eu toutes ces épreuves je ne me serais pas rapprochée autant de Dieu. J’aurais pu m’en éloigner, mais j’avais choisi de le suivre. Je trouvais auprès de Lui la paix. Quand Jésus dit : « Je vous laisse la Paix, je vous donne ma Paix, » c’est vrai, tout est à la portée de nos mains. Il faut chercher : Qui cherche trouve et on ouvre à celui qui frappe. Tu m’as éprouvée, Seigneur, et tu m’as fortifiée. Sois loué pour Ta Grandeur et Ta Bonté.
Conclusion :
Aujourd’hui je suis bénévole à France Alzheimer. Nous aidons et soutenons les familles
touchées par cette maladie. J’interviens pour expliquer et faire comprendre aux professionnels et aux familles, comment agir et réagir avec une personne malade. L’expérience de mon vécu me laisse penser que dans le monde décadent où nous vivons, cette maladie nous oblige à un gros travail sur soi, et nous ramène à l’essence même de l’être. En tant que chrétienne, je me dis que si le Seigneur permet de telles choses, ce n’est pas pour rien, qu’il y a un message. Cette maladie est devenue un problème de santé publique pour la société, mais pour nous, chrétiens, ce devrait être un sujet de réflexion spirituelle. Il y a énormément de choses à comprendre en
ce qui concerne : « le corps, l’âme, et l’esprit. »
Arlette Marrone